Écumant, fringuant, la queue droite et les naseaux avides, l’étalon hennissait d’excitation.
Son prix ? Il n’en avait pas, nous a-t-on dit.…Pas à vendre – son propriétaire étant un proche du Prince Hassan, frère du roi Hussein. Pensez donc ! Tant pis. Je pris quelques photos de la créature, et nous avons plié bagage... Je rêvais d’un étalon comme lui pour avaler les distances dans Wadi Rum, chevaucher à n’en plus pouvoir entre les montagnes…

Grands espaces de Wadi Rum

Près d’un an plus tard, retour aux écuries d’Aqaba. Nous avions déjà effectué les premières randonnées entre Wadi Rum et Petra pour l’agence Equitour-Pegasus, avec de bons chevaux loués à des gars de Wadi Mousa (Pétra). Aïe… Consternation, Sultan était blessé grave !

Œil crevé par une vilaine pointe de tôle ondulée, comme il en traîne souvent un peu partout… Borgne, notre Sultan commençait à être délaissé. Un handicap de ce type empêche les faveurs exagérément accordées auparavant.

C’est une constante ici – la mutilation, le handicap font peur. Ils sont comme des signes de mauvais augure, véritables repoussoirs…

J’ai alors senti le bon moment pour tenter l’acquisition. Le prix proposé par le propriétaire devait être d’un équivalent de 7000 francs je crois (+ /- 1070 euros). Finalement, nous avons conclu à moins de 4000 frs (+/- 700 euros). C’est d’ailleurs tout ce que nous étions en mesure de payer !

L’intermédiaire – Yussef Tafish – nous accueilli avec courtoisie pour nous parler de Sultan, et de son amour des chevaux en général. Je me souviendrais toujours comment Yussef décrivait une de ses juments favorites, persuadé qu’elle pleurait dans ces moments de tristesse en l’absence du maître bien aimé. Touchant ! En fait, c’était la première fois que j’entendais un Arabe s’émouvoir de cette manière sur un animal - les épanchements habituels valorisant plutôt la performance, la force, la vitesse, la noblesse… Dignes critères de virilité, à l’image de l’usage que l’on fait ici du cheval.

« Le problème avec Sultan, nous dit-il, c’est qu’il est incapable de donner des poulains aux juments, et c’est bien dommage… De plus, le fait qu’il soit borgne, et donc sujet à des troubles de la perception, le rend dangereux à la monte ! Vous devez en être conscients ».

Sultan's trainingPeu aguerri aux milles et une subtilités de la reproduction équine, je n’en restais pas moins sceptique, et j’affirmais à Emmanuelle, ma compagne, que ce problème serait traité plus tard… Le fait d’avoir une vue réduite ne m’inquiétait pas outre mesure. Les borgnes n’ont jamais fait de mauvais marcheurs… Et je connaissais moi-même l’immense potentielle de l’organisme à se réadapter d’une telle infirmité accidentelle (j'ai moi-même perdu l'oreille interne gauche). Emmanuelle n’était pas autant persuadée que moi de la bonne opportunité d’acquérir un borgne dangereux, potentiellement impuissant, et un peu trop vif de surcroît… Pas mal de raisons pour aller droit aux ennuis, pensait-elle.

Pour autant, Sultan fut embarqué en camion, et mené directement vers Wadi Rum, où l’attendait un nouveau foyer. En possession d’un cheval, se pose - où que vous soyez - le problème de son hébergement. Pour moi, c’était clair. Suivant mes plans de ramener des chevaux arabes dans le désert, il fallait trouver une vraie famille bédouine, fiable, et surtout prête aux efforts nécessaires à la garde d’un pareil morceau !

Sabbah Ataeq al Zalabieh, Abu MussalamMon ami Sabbah Ataeq al Zalabieh de Rum se mit en quête pour trouver une famille d’accueil. Après bien des discussions, ventant ou dénigrant telle ou telle famille, Sabbah se fixa sur celle de Sabbah Mohammed - Abu Atallah - de la tribu des Sweilhin. En fait, je soupçonne Sabbah d’avoir eu des vues sur l’une des filles de cette famille. La combine du cheval à héberger étant une sacré aubaine d’approche pour ses visés de séducteur. Sacré Abu Mussalam !

N’étais-je pas devenu un parfait alibi pour « infiltrer » les familles dans le désert ? Drapé dans l’innocence d’une simple visite de courtoisie avec un ami occidental curieux, Sabbah pouvait alors poser les premiers jalons de sa machine à conquérir – et cela commence toujours par les parents de la belle désirée, surtout par la mère !

(lien avec le futur récit : « comment les bédouins draguent-ils dans le désert ? »)

redim_Atallah_on_Sultan_-_copie.jpgRendez-vous pris, je fus immédiatement frappé par la personne d’Abu Atallah, très à l’écoute, simple, calme et pourtant chaleureusement hospitalier. Pas d’empressement enthousiaste - ce qui nous l’aurait révélé irréfléchi ou intéressé. Par une tranquille et lente acceptation, après avoir épinglé toutes les difficultés du projet, il nous donna son accord de principe... Présentations furent faites avec son fils aîné, un jeune gars au visage rond et formidablement ouvert. Dix huit ans peut-être. C’était Atallah, un gamin qui parlait un peu l’anglais. Il fut désigné par le père pour s’occuper du cheval. Bon plan d’après lui, car il ne désirait pas voir son fils inactif après une fin de scolarité prématurée. L’oisiveté ne semblait pas être appréciée dans la famille…

La mère apparut alors. Petite, très mince, énergique de ses mouvements, vive de ses yeux perçants, toute de noir vêtue bien sûr, et assise droite comme un i. Digne et résolument à sa place !

Ce sera à travers elle, Um Atallah (mère d’Atallah), que j’ai pu pénétrer en voyeur discret dans le giron du pouvoir maternelle - parfois exagérément doux pour les fils encensés, et si souvent trop sévère pour les filles, confinées aux durs labeurs domestiques.

camion transport chevauxEntre-temps Sultan avait été convoyé par camion à Chakria, minuscule néo-village bédouin à près de 15 km. de Rum, où Sabbah avait construit deux carrés de parpaings pour s’y héberger avec sa seconde épouse – Naël, originaire de Diseh (tribu des Zuweideh). Rechigneurs, jaloux, méfiants, les « Sweilhin » sédentarisés du village exprimaient un avis plutôt défavorable sur la présence de Sultan. Tous les arguments – valables ou fallacieux – étaient utilisés pour pousser Sabbah à se débarrasser au plus vite de ce cheval étranger.

Sans cheikh ou représentant, sans autorité patriarcale ou filiale, les villageois de Chakria dans leur ensemble – malgré la sincère sympathie de certains d’entre eux - ne ressemblent plus en rien à une communauté tribale, emprunte des valeurs traditionnelles, ou de l’idée que l’on peut se faire de ces valeurs… L’histoire récente des Sweilhin reflète parfaitement la dissolution du tissu communautaire, même si la solidarité face à l'adversité y subsiste encore.

Atallah et sa famille se sont implantés dans une vallée austère, ouverte sur la route de Wadi Rum et Diseh, droit en face de la gare de Rum (« Rum station », sur la voie ferrée qui permet au phosphate des mines du nord d’être convoyé au terminal portuaire d’Aqaba-Mer Rouge). Granits brisés et lambeaux de grès sur les crêtes offrent un cadre exclusivement minéral, si ce n’était la présence d’un arbre isolé là-bas au fond, et du jardin d’oliviers bichonné par Abu Atallah, le père…

Embryon d'écurie...Premières installations.L’ étape suivante fut de construire un minimum d’infrastructure pour l’étalon : un petit paddock abrité du soleil. Armature métallique sommaire, puis branches de palmier, constituèrent l’essentiel des matériaux utilisés, aux côtés des éternelles traverses de chemin de fer récupérées en face à la gare.

En bref, ce fut ainsi que naquit la première écurie du Wadi Rum, avec ses véritables chevaux du désert. La venue régulière de cavaliers occidentaux, heureux de participer aux premières randonnées de loisir en terre Arabe, vint couronner tous ces efforts.



Le cheval était enfin de retour dans la steppe !
Et ainsi commença la formidable histoire des Wadi Rum Horses. Elle dure encore aujourd'hui !